Méditation philosophique
par Catherine Chalier
Des ombres massives et dangereuses, issues des terres européennes si fières de leurs livres et de leur art, mais envoûtées aussi par une histoire meurtrie de haine et de cruauté insondable, pèsent sur la sensibilité, l’imagination et la pensée humaine. Elles semblent souvent insatiables et exiger un dû exorbitant qui a nom désespoir et angoisse, mutisme et survie insignifiante, mais aussi ivresse et dérision, oubli du passé et avidité de reconnaissance immédiate. Considérant l’emrise démesure de tout ce qui arrache l’homme à lui-même et le conduit à nier sa liberté et sa dignité, sa mémoire et sa responsabilité, certains penseurs ont même annoncé sa disparition imminente. Il ne resterait plus alors qu’un ressassement arraché aux bribes de mots qui demeurent, ou encore un cri au bord de l’extinction pour fairre savoir – mais à qui? – que l’on est encore là. Ce cri revêt parfois lui-même une grande arrogance, il s’entend à museler qui ose encore rester aux aguets d’un peu de clarté et de sens, ou qui ne jette pas définitivement un voile d’opprobre sur la vie humaine. Une vie qui ne serait pas seulement une survie, frivole ou désolée, parce qu’elle se tiendrait attentive à ce qui, en soi et autour de soi, permet de forcer la porte de la résignation à l’emprise du malheur. Est-il sûr en effet que ce soit là le verdict ultime? Là où elle s’impose comme une évidence impitoyable pour l’espoir, une réponse positive ne peut manquer de vouer peu à peu au mutisme, à l’ennui et au tarissement de la source profonde des créations humaines. Dans une culture gagnée par le sentiment que "tout revient au même" – un même qui fait côtoyer l’abîme à chaque instant – ceux qui croiraient encore naïvement à la tâche de veiller n’auraient aucune place. Ils devraient se refugier dans quelques catacombes secrètes en attendant une très improbable levée des ténèbres. Mais il existe d’autres réponses à cette question, certaines, tremblantes de doutes, sont arrachées à une angoisse intense et à une mémoire hantée par des maléfices; d’autres, au bord du vertige, hésitent encore à ratifier le triomphe du gouffre en s’y jetant corps et âme; d’autres encore, cultivant un rire qui sonne faux, s’interrogent sur l’immense culpabilité qui tient en tenaille le désir d’aimer et de vivre avec autrui.
Même quand ils se heurtent de façon répétitive aux portes fermées ou quand ils s ‘enferment dans des abris sans issue, voire quand ils mutilent leur corps de façon sinistre, réifiante et provocante, les artistes apparemment les plus violemment chargés d’une intensité de malheur à couper le souffle, ne cessent pas d’exposer leurs oeuvres. Ce simple fait, à défaut de tout autre considération, plaide la cause du désir que le regard d’un autre être humain au moins se pose sur ces oeuvres dans lesquelles – comme dans toute oeuvre – une part de leur vie unique, précieuse et fugitive, se dépose. Fût-ce de façon éphémère, comme c’est le cas pour les installations ou les évènements qui entendent rompre avec l’illusion de la durée et a fortiori avec le mirage d’obtenir quelque triomphe sur la finitude en laissant une oeuvre après soi. Exposer son travail, c’est toujours s’en remettre en effet à d’autres que soi, des autres qui ne sont pas attendus pour leur complaisance mais bien pour leur regard et aussi pour les mots qu’ils diront peut-être. Il arrive évidemment que l’artiste cherche uniquement cette complaisance, mais ce serait trop facile et réducteur de s’en tenir là, cela participerait d’ailleurs de ce goût immodéré dans les sociétés post-modernes pour la suspicion de tout et de tous. Espérer, fût-ce en le taisant à soi-même, que quelqu’un consente à regarder, à écouter, à s’interroger, à être bouleversé, violenté par les plaies humaines mises à nu – en lieu et en place d’une beauté qui élève et console – c’est, malgré tous les démentis, espérer une échappée furtive.
Que les Silences résultent d’installations ouvertement didactiques ou de dispositifs technologiques plus modestement suggestifs; qu’ils habitent la matérialité sobre d’objets dont la banalité malicieuse ou délibérément provocante tient en arrêt, incapable de fuir l’étrange malaise qu’ils suscitent; ou encore qu’ils s’imprègnent, goutte à goutte, dans la chair de celui qui tend l’oreille vers leurs bruits lointains faits de fragments de poèmes, de miettes de mots échappés de la tourmente d’une histoire qui les a brutalement gelés sur les lèvres de morts,vouant les survivants à une nostalgie indigente de ce passé qui a emporté avec lui son verbe et son chant; ces Silences donc, du simple fait qu’ils attendent des visiteurs, gardent encore, malgré leurs tourments, une certaine confiance dans la possibilité même de s’adresser à quelqu’un. Ils réfutent par là le triomphe de la grande vanité que nombre d’entre eux se disent pourtant contraints de ratifier, jusqu’à séquestration méticuleuse de toute aspiration à un peu de clarté. Sans aucune certitude d’être perçus dans leur vérité mutilée, voire ensevelie sous les décombres du siècle, ces Silences s’exposent en effet au regard et à l’écoute d’autrui. Dans leur adresse dès lors -fût-elle bouteille à la mer – clignote encore le tremblement d’un espoir, l’insignifiance tragique dût-elle s’apprêter à le sidérer.
Est-ce parce que les livres ont cessé de tenir compagnie aux hommes qu’ils sont entassés à terre, en piles anonymes, inutiles et indifférentes, dans la bibliothèque de Joseph Kosuth?
Ce drame qui fut celui de tant de prisonniers, déportés dans des camps,et privés de livres pendant des années (voir Varlam Chalamov Mes bibliothèques, traduction Sophie Benech, Paris, éd. Interférences, p. 30: l’auteur raconte ses retrouvailles avec un livre après cinq ans d’emprisonnement et sa découverte qu’il avait perdu sa faculté de lire: "les livres avaient cessé d’être mes amis. Je m’étais déshabitué d’eux, et eux de moi. J’étais bouleversé, et par un effort de volonté, je me suis obligé à continuer.") est devenu pour beaucoup une banalité sans importance, une banalité qui laisse indifférent. Qui se souvient du temps où on brûlait les livres? De celui où on les confisquait? De celui où on les lisait en cachette? Même si ce temps est à portée de mémoire, il n’est pas sûr que le visiteur invité à passer entre ces piles ait le désir de se baisser et de se mettre à lire pour honorer les livres. Ceux que l’artiste a relevés de terre pour les ranger dans les rayons de la bibliothèque semblent également abandonnés, tels des orphelins détenteurs d’un secret qui n’intéresse plus personne. Malgré les rayons d’un éclairage artificiel qui tombent sur eux et attire l’attention, l’artiste paraît douter du bon vouloir du passant à s’arrêter et à ouvrir un de ces livres puisqu’il le fait à sa place. Il lui fait lire quelques citations extraites par ses soins, des citations qui ne souffrent d’ailleurs qu’une signature par des initiales, comme si, par temps de haute neutralité, le nom propre était devenu indicible et peut-être même obscène. Dans cette allégorie, provisoire et démontable, la matérialité de l’objet a d’ailleurs une ampleur qui prend le pas sur la quête du sens et la reproduction du tableau de Rembrandt, Aristote contemplant le buste d’Homère, ressemble à un vestige incongru d’un monde disparu. Disparu avec le goût des livres, avec la suffocation de la philosophie et de la poésie sous prétexte de l’irrésistible montée du langage positiviste, instrumental et manipulateur? Mais des citations survivent à ce naufrage, elles lancent un dernier appel à réfléchir, à ressentir la détresse de l’inanité. A moins bien sûr qu’elles ne virent en slogans et que les visiteurs qui s’attardent dans ce temple déserté par ses fidèles y prennent appui pour s’enfoncer un peu plus dans la profanation du sens.
D‘ailleurs à qui le transmettraient-ils dès lors qu’ils savent le peu de cas fait des enfants des hommes dans un monde en proie à la fièvre et à la sauvagerie des guerres?
Les spectres qui hantent Tadeusz Kantor, ces enfants dont la vie fut interrompue avant le temps, parce que la haine en avait décidé ainsi, semblent encore si près de nous! L’artiste ne peut fermer les yeux et s’épargner ce cauchemar, mais si sa colère le sauve d’une angoisse qui risquerait de le détruire s’il l’enfouissait en lui, elle nous impose aussi de regarder ce terrifiant silence. Un silence fait de l’immobilité étrange de ces regards noirs dans des visages de cire, de ces corps vêtus de noir aux mains trop bien rangées car inutiles désormais, et de leurs pieds nus qui n’iront nulle part. La charge accusatrice de ce silence est profonde bien que ces enfants qui n’eurent aucune chance d’échapper à l’assassinat n’aient pas l’intention de nous l’imposer et de nous martyriser à notre tour. Mais l’artiste entend en lui cette charge incrustée dans sa mémoire terrorisée, et il nous oblige à la partager un instant. L’art ne sauve pas de la barbarie mais du moins peut-il montrer son désastre et, plus exactement ici, offrir la concrétude d’une oeuvre au souffle innocent souillé par un trépas innommable. "Tu ne croiras pas à ta propre vie", avertit la Bible (Dt 28, 66) de façon prémonitoire aux survivants cernés par les morts. Elle connaît déjà ce sentiment d’irréalité propre aux grands souffrants, à ceux qui héritent, corps et âme, d’un malheur qu’ils se sentent tenus de réparer, en toute impuissance.
Mais personne ne peut vivre, sauf à périr à courte échéance, dans un monde de revenants. L’artiste cherche donc peut-être aussi à se libérer du poids morbide qui le tyrannise en vain, non par infidélité et pour penser à autre chose enfin, mais pour laisser aller ces morts, pour cesser de les retenir prisonniers de son propre malheur. Donner aux enfants morts la sépulture d’une oeuvre, c’est aussi gagner la chance de regarder les enfants bien vivants de maintenant, eux qui sont, dans tant de pays encore, menacés par une agonie précoce et atroce. Et, puisque la sépulture créée par Kantor est une école, un lieu de transmission, là où les lettres deviennent mots, là où les mots se font paroles et ces paroles promesses d’humanité, avant que la dérision en avilisse la pensée, l’artiste semble inviter, pendant qu’il est encore temps, à transformer l’alphabet des morts en alphabet des vivants.
Les couleurs vives des lettres en tissu d’Annette Messager peuvent-elles contribuer à cette tâche? A première vue, ces lettres semblent tirées d’un alphabet d’enfance, coloré et joyeux, simple et attirant, elles s’envolent et dansent en écrivant le mot "ciineeemaa". Ce bégaiement ou ce jeu n’est-il qu’insouciance cependant? N’est-il qu’un clin d’oeil aux passionnés de cinéma, pour les obliger à sourire un peu plutôt que de se prendre démesurément au sérieux? Les lettres de l’artiste séduisent par leur légèreté mais ne se moquent-elles pas aussi? Ne vont-elles pas nous entraîner dans leur danse, nous attirer et nous faire dire tout autre chose que ce que nous voulions sous le prétexte – naïf affirment avec assurance tant et tant de livres savants – de notre liberté?
Le maléfice d’un langage qui se joue de la conscience, qui parle en elle et sans elle, a en effet mis son empreinte sur d’innombrables mots humains. Ce n’est plus la belle surprise de l’inspiration en effet, mais le balbutiement ignorant de ce qu’il dit qui hante les modernes instruits par les sciences humaines. Faut-il s’en réjouir et s’amuser alors? L’horreur du monde s’apaiserait-elle ainsi? Il n’y a aucune chance à cela, comme tous les artistes de cette exposition le savent bien. Annette Messager nous demande peut-être de rattraper ces lettres en vol, de ne pas les laisser s’échapper afin de ne pas être abandonnées par elles. C’est en effet avec des lettres qu’on échappe à la désespérance du cri, avec des lettres qu’on forme des mots et qu’on répond à autrui.
Or il faut, pour cela, que le désir continue de veiller en soi. Les petites phrases des personnages imaginés par Christian Boltanski en sont-elles animées? Leur énoncé est marmonné mécaniquement au passage de quelqu’un qu’ils ne peuvent voir, puisque leur tête baissée, en forme d’ampoule, est sans regard sur autrui. Enfouis dans d’identiques manteaux de laine, avançant d’un pas raide dans une direction incertaine, ces personnages restent indiscernables les uns des autres. Le"je" qui en émerge alors, incongru et faible, dit pourtant la banalité précieuse de chaque vie, sa fragilité insubstituable et sa nudité essentielle. Mais ce "je" ne s’adresse à personne, , il ne répond à personne.
Est-ce là un simulacre de parole? Est-ce là l’expression de la tristesse dont tant de monologues sont pleins? Ces silhouettes se pressent vers un lieu où, sans doute, nul ne les attend qui les écouterait enfin. Elles sont condamnées au ressassement parce que la teneur de leur "je" est décidément trop banale et trop révocable pour intéresser quiconque. Il n’est pas sûr toutefois que ces personnages désirent faire partie des gens qui comptent, comme on le dit parfois avec tant de sottise et d’arrogance. Ce mirage n’en est plus un pour eux, s’il l’a jamais été. Mais, tant que l’ampoule qui leur sert de visage ne s’est pas éteinte, tant que leurs jambes raides avancent encore sur ce sol verdâtre, et que la laine de mauvaise qualité de leurs manteaux les protège un peu du froid, ils tentent de ne pas de confondre avec le magma des choses. Persister à dire "je" dans les décombres d’une histoire terrible, ce fut, en ce siècle, une façon de survivre encore un peu. Chuchoter un "je" dans la cacophonie des sociétés modernes, indifférentes et oublieuses, où, si souvent, le bruit remplace la parole, et où chacun s’empresse vers un but invisible sans s’occuper de ceux qui peinent à suivre, est-ce le dernier rempart contre la chute? C’est en tout cas, en contrepoint de l’amnésie qui emporte tout, cherche à dire ce fait étrange qu’une fois, et jamais plus, un "je" unique a été.
Dans l’igloo de Mario Merz, il n’y a plus personne cependant, l’homme qui, hier encore, s’y abritait peut-être a disparu.
Un peu de terre et du bois sec en apparence, cerclés de fer et de verre, lui ont malgré tout survécu. La parole et la forme humaines se sont enlisées dans le mutisme des choses, rumeurs et cris ont fini par s’épuiser. Seul demeure encore l’élan opiniâtre d’une nature sinistrée car, fût-elle désolée, la terre ne semble pas, quant à elle en effet, se résigner à avoir dit son dernier mot. La symbolique de l’igloo fait penser à la cellule originelle d’où la vie émerge et elle peu t inciter celui qui regarde cette humble construction, à continuer de croire que, contre toute attente, l’énergie vitale perce parfois les parois de verre et les cercles de fer, à l’image de ces branches qui refusent l’enfermement et auxquelles Mario Merz, peut-être étonné lui-même, a dû ouvrir un passage vers le haut. Un haut toutefois aussi désert et muet que la terre.
L’igloo est bien sûr associé au froid polaire qui impose de lutter opiniâtrement pour se protéger de la glace où tout se fige, pour durer encore, reprendre des forces et se préparer à affonter un combat démesuré entre l’homme et une nature extrême. Mais voici que, sous les mains de Mario Merz, cet igloo se transforme. L’artiste nous montre que la vie organique n’a pas disparu d’une histoire qui, partout, ressemble à une bise glaciale. Même quand, à portée de regard humain, on ne discerne rien, il arrive qu’une humble branche se fraie un espace pour grandir et surprendre ceux qui croyaient à la toute- puissance de la mort. La fleur rachitique, perçant la dalle de ciment qu’aperçoit Evguénia Guinzbourg dans la cour de sa prison lui semble bien "un miracle extraordinaire" et son gardien s’en aperçoit qui s’empresse de la piétiner et de la broyer entre ses doigts pour plus de sûreté (Le Vertige, trad.Bernard Abbots, Paris Seuil, 1967, p.249) Mais pourra-t-il – lui et tous ceux qui lui ressemblent – venir à bout de ce dynamisme profond de la nature et du frémissement d’espoir qu’il lui arrive de susciter? C’est à nous sans doute que l’artiste lance cette interrogation.
Ce temps humble et persévérant de la maturation silencieuse, cachée au plus profond de la terre et presque toujours invisible à la finitude humaine, s’est retirée de l’oeuvre d’On Kawara malgré l’immense et exhaustive durée qu’elle prétend couvrir.
Il ne reste plus, dans One Million Years, que la grande mélancolie insignifiante du Kohelet: ce qui fut c’est ce qui sera et cela jusqu’à la fin des temps, si toutefois elle advient. La catastrophe ici, comme disait Walter Benjamin, serait bien que les choses durent ainsi, imperturbables d’insignifiance mais tenaces et répétitives. L’encyclopédie de l’artiste rapporte le pur triomphe de l’immanence, du neutre et d’un effroi devenu triste résignation davantage que sagesse. Des voix ne se lassent pas de compter les jours qui, un à un, ont passé, des jours indiscernables des nuits, mais ces voix ont-elles chair et visage? Cette réalisation, à l’image d’un siècle privé d’espoir, impose la pensée d’une indifférenciation saisissante, plus radicale en fait que celle de Kohelet car elle affirme que rien ne vaut jamais ni notre rire ni nos pleurs et que cette constatation ne doit d’ailleurs susciter ni révolte ni plainte. Même l’inclination à en finir avec cette répétition et ce ressassement, en voulant hâter la disparition de son individualité propre, serait illusoire car elle inciterait à croire qu’on peut encore quelque chose et que cela vaut la peine de le faire, même s’il s’agit de son suicide. Le tic-tac mécanique des horloges qui, indifférent aux enthousiasmes et aux détresses, se fait entendre quand les bruits s’assourdissent et que les voix, gagnées par la lassitude, se sont tues, aurait donc greffé son emprise définitive sur la temporalité humaine? L’artiste impose-t-il son veto sur le désir de chercher encore une issue? L’immanence étrangère à tout enchantement, fût-ce par des illusions, dont il célèbre à sa façon le triomphe inexorable est-elle l’ultime message à transmettre à ceux qui vivent aujourd’hui?
Il ne semble pas en tout cas que ceux-ci en soient pleinement satisfaits. Certains se mettent d’ailleurs soudain à rire, d’un rire étrange, comme cet individu, avec une balle rouge, assis sur une chaise et pendu à un mur, réalisé par Juan Munoz.
Certes cela ne rassure guère mais, malgré le malaise qu’ils suscitent, ce rire et cette bouche grande ouverte sur un cri impossible à émettre, ne sont-ils pas préférables à l’engloutissement corps et âme, dans la neutralité impassible de l’implacable mécanisme des horloges? One laughing at the Red Ball, cet homme anonyme et bizarre, prisonnier de sa chaise en acier chromé, accroché on ne sait comment à une paroi d’où seule sa grande ombre se détache, garde en effet encore une certaine force. Enfermé dans sa folie peut-être, mimant un mouvement que son corps n’accomplira pas et un son que sa bouche ne prononcera pas, le regard de cet individu se perd dans le vide; la balle rouge qu’il tient attire l’attention par sa couleur vive, mais on ignore ce qu’elle signifie pour lui et on se demande aussi s’il la destine à quelqu’un car sa main ne s’y aggrippe pas, elle paraît plutôt la montrer. Veut-il la garder pour lui? Ou cherche-t-il, grâce à elle, à attirer l’attention de quelqu’un – de n’importe qui – à défaut de pouvoir prononcer des mots et appeler un passant par son nom? Mais personne n’est là qui l’écouterait et qui lui répondrait. Acculé à un intolérable abandon, cet homme semble oublié par ceux qui poursuivent leur route sans lui, avec affairement, sans voir qu’il est resté accroché, captif de sa misère, et qu’il ne peut suivre leur rythme empressé. Voici qu’ils sont déjà loin et il est demeuré en arrière. De toute façon même s’il réussissait à émettre son cri, il ne les atteindrait plus, ils ne se retourneraient pas sur lui et a fortiori ,ne reviendraient pas sur leurs pas pour l’écouter et l’aider.
Mais semble objecter Georg Baselitz, même lorsqu’on n’est pas condamné à l’esseulement, cela change-t-il quelque chose au sinistre destin des humains violentés par une histoire ténébreuse?
Ils ont beau être deux en effet, les personnages peints par l’artiste semblent envoûtés par une douleur aussi impartageable qu’humiliante et sauvage, sans qu’elle soit pour autant liée à des secrets personnels, honteux et indicibles. Ces personnages sont en effet brutalisés par des souvenirs innommables qui hantent l’esprit et la chair de tous ceux qui, comme le peintre, savent combien l’homme a été avili au XXe siècle sans que les raffinements de la culture européenne aient pu endiguer la rapidité de l’effondrement spirituel, intellectuel et moral. Ces souvenirs appartiennent désormais aussi au patrimoine commun des hommes, semble dire l’artiste. Pas seulement parce qu’ils sont notre histoire et qu’il faut le savoir, mais parce que les répercussions d’un mal collectif aussi radical se font sentir sur des générations, elles s’insinuent jusque dans l’intimité de la chair. Les innombrables cadavres nus et décharnés, avilis et traités comme une marchandise, de la Seconde Guerre mondiale, chercheraient-ils à trouver un abri – ou une vengeance?- dans cette chair? Les têtes de Baselitz sont en tout cas écrasées par une souffrance qu’elles n’arrivent ni à partager ni à porter et c’est sans doute pourquoi l’une d’elles se renverse et se couche. Comment croire à la dignité de l’homme debout quand on hérite de l’avillissement? Où chercher encore l’étincelle qui distingue l’humain de l’animal – de la limace par exemple dans ce tableau – quand certains enseignent, avec une autorité qui entend bien avoir le dernier mot, que cette étincelle n’existe pas? Mais décréter la fin de l’humain, fût-ce en convoquant la science, va-t-il donc secourir cette détresse? Le peintre n’affirme rien, il montre l’horreur au plus profond de la chair: une chair désertée par la parole. Il laisse à chacun le soin de décider s’il s’y reconnaît, s’il s’abandonne à la prégnance du malheur, en lui, autour de lui, ou s’il la combat. Mais, dans ce dernier cas, il faudra qu’il se relève et qu’il commence à s’interroger sur le sens, pour lui, de la connaisance de cette histoire, et de la confusion, atroce ou complaisante, de l’humain avec autre chose que lui.
C‘est peut-être parce qu’il entend cette question en lui-même sans trouver de réponse que Martial Raysse prend ici le parti de montrer l’avidité des sociétés opulentes de tout transformer – y compris le corps humain, surtout celui des femmes – en marchandise. l’absence de sens cesse alors d’être angoissante, elle noue avec la désinvolture, la frivolité et la célébration de l’éphémère, un lien qui l’amplifie sans qu’on en éprouve de détresse apparente puisque la satisfaction est là, à portée de bourse, même modeste. La convoitise, le besoin de posséder et de jouir à bon marché se substituent aus souci du monde et a fortitori au sentiment d’avoir une dette envers le passé. A moins que l’incitation à consommer des produits neufs – dont l’un chasse l’autre à très vive allure – s’impose en rempart contre l’abîme qui se creuse en soi quand on se retourne sur les ténèbres qui nous précèdent et qui nous entourent.
La célébration de l’immanence et la sécularisation des valeurs qui lui est afférente trouveraient-elles donc uniquement là leur vérité? On se demande en tout cas comment des valeurs peuvent orienter le désir humain en donnant le goût de se dépasser soi-même, et en avivant le sentiment de sa propre responsabilité, quand la distinction entre humain et marchandise s’estompe, non plus dans la tragédie cette fois, mais dans la frivolité du kitsch. Les femmes peintes par Martial Raysse prennent toutes une pose convenue censée séduire, elles semblent entièrement prisonnières de leurs gestes aguichants et des couleurs sans délicatesse dont le peintre les affuble. L’artiste paraît nous dire: voilà l’illusion de transparence et le toc dont nous sommes si fiers! Les blessures et la misère ont en effet disparu du corps des femmes, la vieillesse et la mort ne les menacent pas; mais voici alors que le visage de l’une équivaut à celui de l’autre sans que personne ne s’en aperçoive. L’oubli du passé se paierait-il de ce prix exorbitant? Le culte d’une beauté vulgaire et fabriquée de toute pièce, le déni de la vulnérabilité et la phobie de la mort seraient-elles notre lot?
Comment se complaire longtemps à cette situation sans ressentir un malaise? C’est bien parce que la sensibilité ses artistes résiste à cette légèreté que tant d’oeuvres préfèrent montrer l’absence et la densité du vide plutôt que de le remplir par l’exacerbation de ce qui n’est même plus appelé "vanité". C’est le cas de la méditation obstinée de Robert Gober devant les portes fermées.
Une mémoire en deuil d’on ne sait quoi semble y faire retour avec ces piles de journaux fermés, entassés à terre, apparemment de façon quelconque, comme les livres de Joseph Kosuth. L’idée vient alors qu’il faudrait tenter d’ouvrir l’un de ces journaux – mais lequel? – et chercher si, par hasard, le mot de passe qui autorise de pousser la porte et d’entrer de l’autre côté ne s’y trouve pas. Mais évidemment cela demanderait beucoup d’efforts pour un résultat très aléatoire. Comment s’y retrouver dans les décombres d’hier? Cet entassement de journaux ressemble en effet à une sépulture pour cette prodigalité des mots jadis jugés importants et désormais retombés dans une grande insignifiance. Ces mots se sont tus à jamais. Ils n’ont plus la force de faire vivre et ils traînent donc à terre comme un vestige d’un passé incapable de donner le dynamisme indispensable pour pousser la porte. Les mots d’hier n’auraient donc jamais pour Robert Gober la fulgurance de l’espoir? A moins que, comme Franz Kafka, le peintre estime que cet espoir n’est en tout cas pas pour lui parce qu’il ne sait que trop bien ce que cette porte cache: une pièce semblable à celle-ci, avec ses propres piles de journaux et sa propre lumière artificielle au-dessus de sa porte. Mais l’humain peut-il ainsi demeurer en arrêt devant des portes condamnées? Et d’ailleurs, le sont-elles en vertu du décret d’une obscure puissance ou du sien propre?
C‘est sans doute pour se souvenir que les mots des poètes – davantage que les concepts des philosophes – font encore parfois clignoter une faible clarté sur des hommes en passe de sombrer que Chris Marker ne les laisse pas traîner à terre. Il se souvient ainsi d’un long poème de T.S. Eliot sur la dévastation de l’Europe lors de la Première Guerre mondiale et il l’écoute comme un lugubre prélude aux désolations du XXe siècle tout entier. Loin toutefois de constituer un viatique pour se frayer un passage au milieu des décombres, ces vers font écho à une douleur ancienne, enkystée dans le présent même si nous faisons tout pour l’ignorer; une douleur qui n’en finit pas de durer, et que l’artiste mêle à sa propre mémoire et à sa perception. Il nous la fait voir sous forme d’images qui ressemblent à un songe insistant et étrange, un songe tout entier voué à saisir l’instant où un visage disparaît dans la nuit mortelle. Mais ce songe reste avide de savoir si quelques mots fraternels sont encore disponibles qui pourraient apaiser un peu l’épouvante du mourant. Des mots qui aideraient aussi le survivant à reprendre pied. On devine encore que The Hollow Men ("Les Hommes en creux") eurent des traits humains, on ne les confond pas avec autre chose; mais voici que, happés par la grande nappe d’indistinction qui guette chacun, leur nez, leur bouche et leurs yeux s’estompent, ils deviennent anonymes et irréels. Et soudain un frisson prend comme si ces visages nous frôlaient de trop près. Nous savons en effet qu’aucun armistice n’a mis fin à tout cela et, pour survivre à tant d’horreurs anciennes et quotidiennes, nous préférons souvent regarder ailleurs et ne pas tendre l’oreille. Mais, dit l’artiste, faut-il donc ignorer qu’il y a encore quelques humbles vocables capables de balbutier un adieu à celui qui s’en va dans un grand gémissement de ténèbres? Il constate certes que d’innombrables mots ont disparu dans le naufrage des promesses militantes, mais il entend encore une voix, faible et intempestive, une voix venue d’on ne sait où, qui lui souffle le mot de "tendresse" face à la pure nudité du réel.
Ce n’est pourtant pas ce mot-là que retient le ciné-tableau de Dieter Appelt dédié au poète Ezra Pound. Comment le pourrait-il d’ailleurs? Il s’attache en effet à montrer la déchéance d’un poète qui, aux temps terribles, ne manifesta guère de goût pour ce mot. Cependant, semble nous demander l’artiste, son enfermement dans un asile, sa réclusion dans un mutisme auquel il ne put résister, ne seraient-ils pas, à leur tour, emblématiques de la souffrance et de la dureté impitoyables de tous les hommes?
Question discutable certes, mais elle s’impose à Dieter Appelt qui ne dissocie pas ces lieux désolés de son propre souvenir des Cantos du poète, comme si les mots et les images se mêlaient et s’appelaient en lui. Il photographie donc les lieux où le vieil homme fut envoûté par le silence. Il s’attache aux images de la cellule avilissante où il fut détenu. Il prend aussi sa place et ses pauses – ou du moins ce qu’il suppose avoir été sa place et ses pauses – et il n’hésite pas à violenter son propre visage comme s’il devait incarner cette souffrance-là en montrant sur sa chair les ravages produits par l’extrême solitude et par la ruine d’une parole qui fut si altière et savante. Mais, ici, les Cantos du poète ne se font plus entendre que comme un lointain murmure, issu d’outre-monde, incapable désormais d’inciter à vénérer l’héroïsme. C’est aussi cela que l’artiste prend en charge dans ce qui est à la fois une grande pitié pour le vaincu, malgré ses errances, et une colère à l’égard de ceux qui se crurent autorisés à l’avilir et qui contribuèrent à sa folie.
Cette colère s’amplifie encore chez Bruce Naumann et elle noue avec la honte d’appartenir à une humanité cruelle, un alliage puissant, sans concession pour le spectateur. L’oeuvre de l’artiste ignore la tendresse ou la pitié car sa réprobation devant une vie dont chaque minute est viciée par l’absence d’amour et de fraternité le dispose plutôt à provoquer, voire à agresser celui qui la regarde, ce qui ne veut pas dire qu’il espère le changer.
Le démantèlement des corps, les têtes qui pendent, la fragmentation et la dislocation de tout ce qui vit, seraient l’image de la barbarie insidieuse ou éclatante qui, partout, grandit. Bruce Naumann a-t-il anticipé la pulvérisation des corps lors des attentats kamikazes? Il entend en tout cas, par l’engagement de son oeuvre, briser tout silence et empêcher qu’on s’habitue à la quotidienneté de l’inhumanité. Il voie l’ampleur de la noirceur humaine et ses tragédies intolérables, il veut que nous la regardions avec lui, quitte à nous violenter à son tour. La dignité humaine disparaît alors dans un démembrement cruel. Il arrive à l’artiste d’humilier, de manipuler et de contraindre l’homme à se souiller, à répéter des mots qui le condamnent à mimer sa perte. La chaise accrochée au plafond où une tête est immobilisée symbolise sans doute ce qui reste des hommes accusés, torturés et assassinés. L’abîme est tel qu’on ne peut plus metre le pied à terre. L’humain disparaît dans la matière et le cloaque, dans la dérision aussi. Pourtant si certains artistes résistent encore si farouchement à cette dispartion, n’est-ce pas parce que l’étincelle humaine s’est réfugiée, corps et âme, dans le profond tourment qui les habite et qui leur donne encore la force de créer?
Mais voici que Les Silences s’achèvent avec l’entrée dans un univers clos, oppressant et mélancolique qui, si l’on n’y prend pas garde, risque d’anéantir toute colère et toute révolte et, avec elles, jusqu’au désir de lutter encore pour que les mots humains – liberté et fraternité ici – cessent d’être pervertis et métamorphosés en slogans sidérants et mortels. Celui qui avance sur le sol brun, faiblement éclairé par des ampoules nues, suspendues à un plafond abîmé, du labyrinthe d’Ilya et Emilia Kabakov ne sait pas s’il va quelque part.
Personne ne l’accompagne, il entend une voix qui chante en sourdine un couplet populaire, mais il s’agit plutôt d’un bruit de fond car cette voix ne s’adresse pas à lui. Ce mémorial au passé de la mère de l’artiste, un passé triste et résigné, aux espoirs inévitablement déçus, nous entraîne dans un petit appartement de l’ère stalinienne. Il nous fait pressentir l’angoisse et la défiance de tous ceux et de toutes celles qui, en ces temps de grand et impitoyable mensonge, devaient s’estimer contents qu’on ne vienne pas, au petit matin, les arrêter et les condamner à des années d’esclavage dans le terrible froid sibérien d’où beaucoup ne revenaient jamais. Toutefois si l’artiste veut nous entraîner là – quitte à nous laisser nous débrouiller seuls ensuite – c’est parce que, selon lui, toute vie se trouve embarquée dans un labyrinthe sombre, compliqué et menaçant. Comment s’y guider alors? Le plafond est bas, la lumière blafarde, le bout du couloir n’annonce rien de bon: aucun ciel, jamais, n’apparaît. On est enfermé dans un cosmos hostile, abandonné de toute puissance aimante, entouré d’archontes malfaisants, mieux vaut rester à l’abri chez soi, si tant est qu’on le puisse. C’était, jadis déjà, le sentiment des gnostiques, et ils ne croyaient ni à l’histoire ni aux sciences et aux techniques pour nous en sauver. Est-ce donc là le mot de la fin sur la condition humaine? Ce n’est pas sûr. En effet, si on regarde bien les images qu’Ilya et Emilia Kabakov ont fixées sur les murs, on s’aperçoit que, dans ces petites pièces du passé, il y avait des livres. Des livres que certains ouvraient quand les portes étaient bien fermées, voire qu’ils apprenaient par coeur, en les mettent ainsi à l’abri dans leur chair, par crainte qu’ils leur soient arrachés; des livres qui, malgré la chape de plomb du silence et de la peur, faisaient entrevoir une petite lumière car ils redonnaient vie aux mots humains gelés et mis à terre, pour cause d’absurdité et d’obsolescence. Parmi tous ces mots fragiles, incapables de se défendre par eux-mêmes, beaucoup expriment la douleur abyssale des humains, mais certtains d’entre eux disent aussi, sans se lasser, la grandeur de celui qui en témoigne, par son comportement et par ses oeuvres. Que l’issue du labyrinthe reste ambigüe et incertaine, doit-il empêcher de se souvenir aussi de ces mots-là et de les transmettre, chacun à sa façon, par l’art ou autrement, aux nouvelles générations?
Ce texte a été écrit par Catherine Chalier qui enseigne la philosophie à l’Université de Paris Ouest Nanterre- La Défense, à l’occasion de l’exposition "Silences" initiée par Marin Karmitz au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg du 18 avril au 23 août 2009.